Carte blanche parue dans l’Echo, 24 février 2021
Le covid a durement éprouvé nos systèmes sanitaires et économiques. Il se révèle aussi être une épreuve pour notre système démocratique. La contestation des mesures est de mise dans de nombreux pays de par le monde, quelle que soit la stratégie choisie pour se débarrasser du virus. Et à l’exception de quelques îles de l’autre bout du monde ayant exploité directement leur expérience de grippes passées et leur atout d’insularité, convenons que personne n’est aujourd’hui en mesure de faire la leçon aux autres. Il n’y a pas de modèle anglais, américain ou suédois: il n’y a qu’un virus que nous apprenons toujours à connaître, au prix fort.
L’arbitrage constant entre sécurité sanitaire, gestion économique, bien-être et santé mentale est un casse-tête dont les données évoluent en permanence. Cela n’excuse aucune des erreurs ayant pu être commises – notamment l’impréparation manifeste de notre pays face à une telle menace. Mais cela permet de comprendre pourquoi nous vivons, à ce stade-ci de l’épidémie, un moment capital du point de vue démocratique. Un moment dont il faut être à la hauteur.
La situation dans laquelle nous nous trouvons actuellement illustre le dilemme de l’imprévisible de manière aiguë : nous restons depuis de nombreuses semaines sur un plateau très élevé – 40 morts par jour, ce qui n’est en rien une situation normale – qui baisse parfois légèrement, mais qui ne s’effondre ni n’explose. Cette stagnation tape sur les nerfs des secteurs impactés, de la population et donc, par ricochet, de tous les décideurs : si la courbe s’aplatissait complètement, ou si elle s’envolait à nouveau, les mesures s’imposeraient par elles-mêmes, dans le sens d’un déconfinement général ou de nouvelles restrictions. Ici, la somme des incertitudes joue dans les deux sens : oui, même si cela est ennuyeux à écrire pour un responsable politique qui voudrait, lui aussi, passer sa vie à n’annoncer que des bonnes nouvelles et des réouvertures de coiffeurs, il est encore possible que l’épidémie rebondisse vers une troisième vague, lorsque le variant anglais sera majoritaire, et il faut avoir le courage de le dire. Oui, il est tout aussi possible que la lente baisse des contaminations se poursuive sous l’effet conjugué du beau temps, de la vaccination et de l’immunité progressive de la population. Oui, il est possible enfin que nous subsistions dans l’actuelle stagnation, dont on oublie qu’elle est le fruit des efforts maintenus de tous.
Légitimement, les voix se font entendre pour déconfiner tel ou tel secteur, avec parfois de solides arguments – je pense au monde de la culture, notamment, qui paraît injustement pénalisé au regard des protocoles qu’il est prêt à suivre. Mais tout le problème est que de tels choix sont impossibles à assumer et à faire accepter sans un débat pleinement démocratique. C’est ensemble qu’il faut assumer les risques de réouverture, de fermeture et de statu quo. Le carrefour où nous nous situons convoque des valeurs telles que la prise de risques – en ce compris les risques inhérents au maintien des restrictions – ; le poids des vies à sauver contre celles des existences à libérer; et surtout la juste proportion entre les moyens et les fins.
Or la discussion est aujourd’hui cloisonnée entre experts qui analysent, lobbies qui réclament d’intervenir et décideurs exécutifs qui, au mieux, arbitrent entre des pressions légitimement contradictoires. Cela ne peut plus durer. Il faut sortir de ce ménage à trois entre comité de concertation, experts et lobbies. C’est à cela que servent les parlements.
Depuis plusieurs semaines, j’interpelle le Premier ministre sur la légalité des restrictions de libertés par simples arrêtés ministériels pris sur base de lois non écrites pour des situations de cette nature. La réponse du gouvernement est de deux ordres. Primo, les juridictions n’ont jusqu’ici jamais invalidé ses textes, ce qui reflète une logique assez sidérante selon laquelle on pourrait enfreindre a priori la Constitution tant qu’un juge ne vient pas nous dire qu’on ne pouvait pas le faire. Secundo, on nous annonce une loi pandémie dont l’avant-projet sera déposé au Parlement pour consultation avant l’adoption par le gouvernement, en nous présentant le procédé comme révolutionnaire, alors qu’il s’agit simplement de solliciter le parlement un peu plus tôt que le processus parlementaire habituel.
Si l’on peut être sensible aux efforts du gouvernement, il est à craindre qu’il ne transforme cette loi pandémie en usine à gaz législative ou s’embourbera la Chambre. Car tout indique que cette loi sera une simple régularisation des restrictions passées, là où il faudrait que le Parlement exerce un contrôle continu sur les choix et arbitrages induits par cette crise sans précédent.
En effet, ce n’est pas sous forme d’un blanc-seing ponctuel, mais par un examen permanent que le Parlement se devrait d’évaluer si les mesures actuelles répondent bien aux impératifs de légitimité et de proportionnalité, et si les choix à faire sont acceptables ou non par la population ; c’est au Parlement, composé d’élus, qu’il convient de trouver la juste balance entre préservation des personnes à risques, santé mentale, survie économique des mondes culturel, événementiel et Horeca. Il faut que ce débat ait lieu au sein du parlement fédéral – et de ceux des entités fédérées pour ce qui les concerne – car la vertu du débat parlementaire est d’être public, à livre ouvert, et de permettre que les décisions proposées par le comité de concertation puissent être non seulement avalisées ou refusées, mais aussi amendées et enrichies. C’est là, enfin, une condition fondamentale pour conserver et retrouver l’adhésion de la population: les semaines à venir seront tendues, dans tous les scénarios. Convoquer les représentants du peuple à la prise de décisions si difficiles, c’est faire confiance au peuple lui-même, qui a élu des représentants non seulement pour la couleur de telle ou telle idée, mais aussi pour le caractère supposé des femmes et des hommes qui portent leurs voix.
Il ne faut pas une loi pandémie qui devienne un fétiche offrant à la majorité de s’exonérer à bon compte des restrictions passées : il faut un outil législatif qui permette au fil de chaque semaine et de chaque comité de concertation d’avaliser ou non les mesures restrictives de liberté, au fur et à mesure de l’évolution de la crise. Autant que la Constitution, c’est le caractère imprévisible du virus et de la crise qui impose que le Parlement reprenne le contrôle.
François De Smet
Président de DéFI et député fédéral